Les derniers rayons dorés du soleil éclairaient la cour, ils s’activaient pour préparer la séance prévue pour ce soir d’été. C’est alors qu’elle sentit une main se poser sur son dos. On entendit quelques grincements dus à son âge. Ses pieds aussi n’étaient pas en très bon état. Elle sentait que ce serait sa dernière sortie. Pleine de nostalgie, elle pensa à tous les bons moments de sa longue existence.
J’ai toujours évolué dans le milieu du spectacle. Pas dans de grandes salles parisiennes, mais dans ce village aux maisons de pierres et toits de tuiles. Une grande bâtisse avec trois salles superposées et deux cours attenantes permettaient aux villageois d’organiser des manifestations. Au niveau de la route, ce bâtiment avait été rénové et incarnait la modernité dans les années 50. Les soirs de cinéma, une enseigne de néon inscrivait en rouge « LE FOYER » sur le fronton de façade crépie.
De part et d’autre de la porte métallique largement vitrée, il y avait deux grands panneaux d’affichage. On pouvait y voir les affiches présentant les films qui allaient être projetés prochainement. Dans ces années où le cinéma était le divertissement le plus répandu, que de rêves à la vue des affiches présentant les corps bronzés et musclés des gladiateurs de Ben Hur, les dauphins du monde du silence ou les superbes robes de Sissi !
Je suis restée longtemps dans le hall de la salle de cinéma. La plupart du temps je n’assistais pas aux séances, mais j’entendais le documentaire puis les informations commentées toujours par la même voix off. La voix du petit mineur lançant sa pioche sur la cible Balzac 0001 annonçait les réclames et la fin de la première partie.
C’est sur moi que les ouvreuses préparaient la corbeille en osier contenant les caramels et bonbons vendus à l’entracte. Tout le monde ne se contentait pas de ces friandises et je voyais sortir les spectateurs munis de leur contremarque de couleur pour aller dans deux magasins ouverts même à l’heure tardive des séances du soir. Un bistrot et une épicerie. Un coup de sonnette strident ramenait tout le monde pour la reprise de la séance.
J’ai quand même vu les films qui avaient le plus de succès. On me positionnait sur le côté de la salle afin de ne pas trop gêner le passage. Ce coin était pour les séances ordinaires le « coin des amoureux ».
De temps à autre, des troupes théâtrales jouaient sur la scène qui était au pied de l’écran. J’ai été couverte de tissus colorés et décorée de galons et pompons en première place ou malmenée selon les rôles qui m’étaient confiés.
Le début de la semaine était long, seule dans le hall. Le jeudi, la porte s’ouvrait et un gros sac en toile grise était déposé à côté de moi. Ce n’est que lorsqu’on m’a monté dans la cabine de projection que j’ai découvert ce qu’il contenait : les bobines de pellicules nécessaires pour la séance. Elles voyageaient seules en train selon un circuit programmé afin d’être à temps dans les lieux de projection. Le limonadier allait les chercher à la gare et les livrait lorsqu’il passait dans le quartier avec sa camionnette.
La cabine de projection au troisième étage était accessible par un escalier extérieur en métal étroit. À l’évocation de cet endroit me reviennent en mémoire une odeur : la colle, et un bruit : celui des galets qui faisaient progresser le film dans l’appareil de projection.
Après avoir fait vibrer, rire ou pleurer de nombreux cinéphiles, quelquefois les copies étaient usées, les images rayées, les perforations de la bande d’entraînement de la bobine déchirées, ce qui pouvait provoquer une rupture du film et l’arrêt de la projection. C’est alors que les cris et les sifflets des spectateurs frustrés d’avoir été interrompus dans leur fiction résonnaient jusque dans la cabine. Le projectionniste s’affairait alors pour sortir les bobines du projecteur, recoller la pellicule et tout remettre en place pour la reprise de la séance. Puis il passait un moment près de moi pour décompresser. Mais il ne s’attardait pas car la projection demandait beaucoup de vigilance.
Deux gros projecteurs occupaient la salle de projection. Dans chacun tournaient deux bobines : celle sur laquelle se déroulait le film et une autre pour recevoir le film une fois que les images étaient projetées sur l’écran au travers d’un trou percé dans le mur séparant la cabine de la salle de spectacle.
À l’arrière des bobines, dans chaque projecteur, la lumière provenait d’un arc électrique produit entre des électrodes dont il fallait surveiller l’écartement. Par crainte du feu, de nombreux extincteurs rouges étaient à disposition.
Le projectionniste devait suivre le film sans se laisser prendre par l’action et être vigilant pour repérer des marques visibles sur l’écran par son oeil avisé afin de procéder au changement de bobine. En fin de séance, les bobines devaient être rembobinées pour être prêtes pour la projection suivante.
À la sortie de leur sac, les bobines pouvaient être empilées sur moi. Toujours avec beaucoup de précaution, afin qu’elles soient utilisées dans un ordre précis pour la compréhension de l’oeuvre et le respect du travail du réalisateur.
Les ouvreuses, les projectionnistes n’étaient pas des professionnels mais des jeunes bénévoles du village.
Puis les changements de mode de vie, l’arrivée de la télévision et des nouvelles normes de sécurité ont eu raison du fonctionnement du cinéma et de l’utilisation de la salle.
Je suis restée quelques années sans voir personne, puis la salle située sous le cinéma a été restaurée. C’est là que j’ai participé à des mariages, départs en retraite, soirées belote ou loto.
Ce soir, ce sont de nouveaux bénévoles qui ont mis en place des séances de cinéma en plein air. Les nouvelles technologies ont allégé les structures nécessaires pour une telle soirée. Les images numériques d’un DVD sont émises par le vidéoprojecteur sur un écran mobile.
Seul le film a été projeté ce soir, les documentaires font maintenant l’objet d’un festival. Comme à chaque fois, tout le monde n'a pas perçu le film de la même façon. Autour d'une collation où figurait en bonne place une soupe, cette fois de fanes de radis, les conversations sont allées bon train
La soirée « Ciné soupe » se termine, il est l’heure pour les organisateurs de rentrer les chaises.
La voix forte d’un organisateur se fait entendre :
« Je pense qu’il est temps de se séparer de cette vieille chaise bancale. »
C’est alors qu’une main ferme m’a saisi et jeté dans la benne à ordures. C’était MA dernière séance mais les projections continuent...
Blagnac 25 septembre 2013
Chantal Defour