Après la 2° GM, la bande dessinée a connu un essor considérable en Europe de l'Ouest et particulièrement dans l'espace francophone, et ce, grâce aux revues qui lui étaient consacrées (Tintin, Mickey, Spirou...) et à des éditeurs spécialisés (Dupuis, Le Lombard, Dargaud....). La Belgique occupait alors une place prépondérante dans ce secteur de la littérature francophone: des dessinateurs et scénaristes les plus réputés (Hergé, Franquin, Jacobs, Jidéhem, Peyo...) étant originaires de ce pays.
C'est au cours des années 50:60 que des personnages de BD créés par ces auteurs se firent une place particulière dans le cœur et la mémoire des amateurs de BD francophiles (et même largement au-delà de ce cercle), place qu'ils ont conservée jusqu'à nos jours. Il faut remarquer qu'à l'époque, la BD était considérée comme étant destinée à la jeunesse (enfants et adolescents) donc peu sérieuse et indigne d'intérêt. Ce n'est qu'à partir des années 70 que la BD s'adressa vraiment à un lectorat adulte. Une autre caractéristique de ce lectorat (qui existe encore de nos jours, mais de façon moins marquée, c'est sa masculinité: c'était les garçons qui lisaient des BD, et cela se ressent dans les personnages de cette littérature: les héros (du moins jusque vers 1970) sont des garçons quasi exclusivement, la gent féminine n'occupant que des rôles secondaires.
La liste ci-après de ces héros de papier n'est évidemment pas exhaustive. Elle recense néanmoins une dizaine de personnages parmi les plus emblématiques de la période 1950-1970, tenant compte de leur notoriété passée et présente, de la qualité des BD concernées, mais aussi des goûts de l'auteur de ces lignes. Liste donc partiellement subjective, qui peut être complétée ou modifiée selon la sensibilité de chaque lecteur. Et maintenant, souvenez-vous ...( personnages par ordre alphabétique)
Achille Talon (dessin : Greg (1931-1999); scénarios: Greg/Goscinny): 48 albums sont parus entre 1963 et 1999). Achille Talon, c'est avant tout le contraire d'un héros séduisant: d'âge mûr, bedonnant, râleur, doté d'un gros pif, misanthrope, il se querelle régulièrement avec son voisin, le tout aussi détestable Hilarion Lefuneste. Si le graphisme est assez moyen et les gags parfois un peu répétitifs, cette BD est malgré tout souvent drôle et se lit sans ennui, Greg ne reculant pas devant les calembours ou les outrances verbales; elle peut être lue à tout âge, mais se savoure plutôt à l'âge adulte.
Alix (scénario et dessin :Jacques Martin (1921-2010)): 19 albums publiés entre 1948 et 1988; la série a été reprise en 1996 par Moralès avant d'autres à la suite. Alix est un jeune esclave gaulois qui, devenu proche de César, vit des aventures dans cette période de l'Antiquité, dans divers lieux de la république romaine. Il a un compagnon d'aventures , Enak, jeune égyptien. Série réaliste qui souffre parfois d'un manque de dynamisme dans les scénarios, mais bénéficie d'une reconstitution soignée de l'époque. Il est difficile de donner un âge précis aux deux jeunes héros ( 15 ans? 18? ); en tout cas, elle s'adresse plus aux ados qu'aux enfants proprement dits. A noter que les relations entre Alix et Enak ont donné lieu à des supputations d'homosexualité plus ou moins larvée. (1)
- note de l'auteur de l'article: en fait , cette relation ne semble guère faire de doute, au vu de certaines planches, ce qui est extraordinaire à cette époque et de plus dans une publication destinée à la jeunesse. Plus extraordinaire encore, la censure n'y vit que du feu ou ne trouva rien à y redire, elle pourtant parfois si tatillonne !
Astérix: (scénario : Goscinny(1926-1977); dessin: Uderzo (1927-2020)); 21 albums de 1959 à 1977, puis 6 de Uderzo en solo après le décès de Goscinny. La série a été reprise par plusieurs dessinateurs depuis 2013, avec une certaine réussite, semble-t-il.
Bon . On ne présente plus Astérix (désormais bien plus célèbre que Vercingétorix) et son compagnon Obélix ,le barde Assurancetourix, le druide Panoramix et les autres villageois hauts en couleur : des millions d'albums vendus, une renommée quasi planétaire. La série, d'emblée très populaire est due à la conjonction d'un scénariste de génie (René Goscinny), avec ses jeux de mots, ses clins d'oeil à notre époque, son humour à plusieurs degrés et d'un dessinateur de grand talent (Albert Uderzo) qui a su rendre crédible à la fois les personnages et les décors pourtant souvent fantaisistes de cette série humoristique. Certains albums de la série sont tout à fait remarquables. Bref: série incontournable: Astérix et Obélix font désormais partie du patrimoine culturel français!
Blake et Mortimer (scénario et dessin: Edgar P. Jacobs 1904-1987):10 albums entre 1950 et 1987. Les deux personnages (Blake, capitaine des services secrets britanniques et Mortimer, scientifique jovial et barbu) forment un duo inséparable dans des aventures où règnent le mystère et le crime dans une Angleterre d'après-guerre , admirablement mise en images par Jacobs. Cette série légendaire, au style réaliste et au graphisme soigné, possède des intrigues très travaillées, s'adresse plutôt à des jeunes ados qu'à des enfants; elle a été reprise depuis 1996 par divers dessinateurs et scénaristes, avec succès, notamment Van Hamme, Yves Sente (scénario) ou Julliard (dessin) dans le même esprit et la même esthétique mais avec des scénarios plus ancrés dans la réalité politique.
Gaston Lagaffe (dessin :André Franquin (1924-1997) scénarios: Franquin , Delporte, Greg, …) Né en 1957 dans les pages du journal Spirou, Gaston Lagaffe n'a vécu que 40 ans, disparu en 1997, en même temps que son créateur, André Franquin) mais durant ces 40 années, il a eu le loisir d'accumuler quelques 900 gaffes, de dévaster la rédaction du journal et de provoquer, grâce à ses inventions (dont le « gaffophone ») et l'aide de son chat et de la mouette rieuse, quelques autres cataclysmes, au grand dam de son entourage, Fantasio, Prunelle, Mademoiselle Jeanne, Lebrac le dessinateur, Boulier le comptable et bien sûr De Maesmaker, l'homme d'affaires (dont les contrats resteront à jamais vierges de toute signature) , la liste de ces victimes n' étant pas exhaustive, mais à la grande joie des lecteurs, dont la fidélité ne s'est jamais démentie et s'est même renforcée depuis la port de Franquin. Le succès de cette BD n'est d'ailleurs pas seulement dû à la qualité des scénarios, mais aussi à celle du graphisme: Franquin, grand maître du mouvement et de l'expression, tire le maximum de ses personnages; les dialogues eux-mêmes sont très travaillés et les onomatopées sont également très recherchées. Enfin, Franquin truffe souvent les vignettes de petits détails que l'on ne voit pas forcément au premier abord, mais qui s'avèrent fort réjouissantes à la relecture.
A beaucoup d'égards, Gaston apparaît comme un précurseur: adepte du droit à la paresse, il s'oppose ainsi à un monde déshumanisé, mû par la seule logique du rendement; écologiste bien avant l'heure, il fut sollicité par l'Unicef, Amnesty International et Greenpeace pour défendre leurs causes. Bref, Gaston, c'est le rire au service d'un monde plus humain, plus fraternel. Par cela, il est plus actuel que jamais et le restera sans doute encore longtemps.
NB: Le personnage n'a pas été repris à la mort de Franquin (ce dernier ne le souhaitait d'ailleurs pas). Et puis, imagine -t-on Gaston dessiné par un autre que Franquin ?
Gil Jourdan( Maurice Tillieux (1921-1977)) Personnage et BD trop méconnus du grand public. Pourtant ces 16 albums parus entre 1956 et 1977 sont souvent remarquables: Gil Jourdan est un jeune détective privé entouré de son adjoint Libellule (ex-cambrioleur et qui a pour habitude d'affliger son auditoire par des blagues lamentables), de l'inspecteur Croûton et de sa secrétaire Queue-de-cerise (!) qui doit résoudre quelques enquêtes, toujours pleines de rebondissements et d'humour. Impeccablement dessinée (Tillieux adore croquer les voitures de l'époque, telle la Dauphine), cette série mérite assurément d'être redécouverte et fortement réévaluée: Tillieux est un grand de la BD !
Lucky Luke ( dessin : Morris (1923 – 2001), scénarios Goscinny, Morris...): bien sûr, on connaît le cow-boy qui tire plus vite que son ombre, accompagné de son cheval Jolly Jumper et du chien un peu faible des neurones Rantanplan, souvent à la poursuite des frères Dalton , guère gâtés eux aussi du côté intellectuel. . Personnage devenu populaire, dont les aventures humoristiques relèvent du western, tout en inversant les codes de celui-ci. Même si le dessin est moins élaboré que chez d'autres dessinateurs de l'époque (Franquin,Uderzo), elles se lisent sans ennui . 73 volumes de la série sont parus depuis 1946, la série ayant été reprise à la mort de Morris par un autre dessinateur, Achdé.
Les Schtroumpfs (dessin : Peyo (1928 – 1992)): cette série, destinée principalement eu public enfantin, mettait en scène des petits hommes bleus, appelés « schtroumpfs », vivant dans un monde à leur échelle. Elle connut un grand succès dans les années 60, au point que le parler schtroumpf se répandit dans toute la jeunesse : on pouvait ainsi remplacer n'importe quel terme par « schtroumpf » à condition que la phrase reste compréhensible: « voulez-vous schtroumpfer un verre?; il y a eu un grave schtroumpf sur la route, etc. Cette habitude a perduré plus ou moins jusqu'à nos jours, où le terme « schtroumpf » est toujours compris. Peyo, le créateur dessina 16 albums de 1958 à sa mort, puis le série fut reprise par son fils au scénario et divers dessinateurs (40 volumes au total)
Spirou ( André Franquin). Franquin ne fut pas le créateur du personnage, mais il reprit la série en 1950 (19 albums entre 1950 et 1968) et en reste le principal dessinateur, avec l'aide de divers scénaristes (Delporte, Greg, Jidéhem...). Franquin fit de Spirou (un groom!) un personnage très moderne, ancré dans son époque (1950/1960)conduisant des voitures d'avant-garde (la turbotraction), avec son ami Fantasio et l'écureuil Spip. Il leur adjoignit notamment le comte de Champignac, savant sympathique et original et surtout le célèbre Marsupilami, animal fantastique doté de pouvoirs étonnants, ramené d'une de ses aventures et dont la notoriété a perduré jusqu'à nos jours..
Il faut bien remarquer que les aventures de Spirou peuvent se lire souvent à deux niveaux: l'un agréable et superficiel (aventures humoristiques) et un autre, plus profond, qui exprime des problèmes plus profonds et les préoccupations de Franquin : tels l'emprise de la publicité (dans les délirants « Z comme Zorglub » et « L'ombre du Z ») ou encore les méfaits de l'absence de démocratie (dans « QRN sur Bretzelburg »). Ainsi donc , Franquin a su faire des aventures de Spirou une BD authentiquement moderne, en avance sur son temps, annonçant par là les BD très politiques des années 70 et 80.La série a té reprise après Franquin par divers dessinateurs successifs (Fournier, Batem, Janry, Chaland....) qui , sans égaler le maître, ont néanmoins fait oeuvre honorable.
Tintin (dessin et scénario : Hergé (1907-1983) et divers scénaristes non crédités).Attention : monument historique ! Tintin , c'est près d'un siècle d'existence, 24 albums, 250 millions d'exemplaires vendus, une renommée quasi planétaire. Donc, inutile de mégoter, malgré quelques « taches » qui ont marqué ses débuts en 1930: racisme à peine voilé dans « Tintin au Congo » (encore que dans « Tintin en Amérique » il prenne bien fait et cause pour les Indiens spoliés par les colonisateurs européens), anticommunisme « primaire » dans « Tintin au pays des soviets », mais somme toute rien de très grave. Tintin, qui est une création d'Hergé, a vécu de nombreuses aventures dans de nombreuse contrées du monde -il est reporter- que ce soit en Europe, Afrique , Asie ou Amérique, et même extraterrestres (« On a marché sur la Lune »). Aventures parfois dramatiques (Tintin au Tibet),parfois franchement comiques (Les bijoux de la Castafiore), mais toutes dotées d'un solide scénario et soutenues par le dessin à la fois efficace et inventif d' Hergé, grand maître de la BD. Au fil des albums, Tintin s'est entouré de compagnons hauts en couleurs: outre évidemment le fidèle chien Milou, on vit apparaître le capitaine Haddock, colérique mais dévoué et courageux, dont les jurons sont devenus célèbres, le professeur Tournesol, devenu l'emblème de tous les scientifiques distraits, les enquêteurs Dupont et Dupond et bien sûr la Castafiore, diva aussi envahissante qu'insupportable, qui sont désormais bien ancrés dans la mémoire collective. Tintin fut le porte-drapeau de la BD durant trente ans avant d'être concurrencé au milieu des années 60 par deux nouveaux venus (Gaston Lagaffe et Astérix) qui l'obligèrent à partager le podium. Mais le souvenir reste et ne s'est guère estompé , même si la série n'a pas été reprise après la mort d'Hergé.
Emile Sabord (éditions Houba Houba)