Dans cette période des années 60 qui débutaient, le monde dans lequel je vivais était sans musique. Dans mon village la batterie-fanfare qui avait longtemps accompagnée les défilés du 14 juillet, les fêtes, les remises de médailles, les cérémonies aux monuments aux morts avait cessé son activité pendant la guerre. Les instruments en déshérence, tambours, clairons, buggles, étaient entreposés dans le grenier de l’école des frères. Personne ne jouait de musique aux alentours, même pas de l’accordéon. Le seul musicien que j’aurais eu l’occasion d’entendre était l’instituteur, le directeur de « l’école du diable ».
C’est ainsi qu’on qualifiait l’école de la république, l’école laïque. Où l’on envoyait les enfants des familles qui « bouffaient du curé », votaient communiste ou Poujade et n’allaient pas à la messe.
J’allais moi même à l’école des frères (l’école libre tenue par les frères maristes), et j’étais enfant de choeur. J’étais donc parfaitement dans les clous de la bien-pensance.
Le maître de l’école laïque jouait du saxophone et animait quelquefois des bals dans le village, avec des musiciens venus d’ailleurs, dans un orchestre composé d’un accordéoniste et d’un batteur. ils faisaient danser les jeunes gens (et les autres), dans les lieux les plus divers car il n’y avait pas de salle des fêtes dans la commune. L’arrière salle d’un bistrot, un hangar, sur un parquet en plein air, ou dans un garage décoré de petites guirlandes en papier et de lampions.
Son instrument, le saxophone, était un truc bizarre en métal jaune avec un bec et plein de clés, qui faisait un boucan pas possible en produisant un son désagréable, qui impressionnait les enfants et leur faisait peur.
Au catéchisme, on nous faisait bien apprendre des cantiques pour les chanter au cours de la messe, mais « je m’avancerai jusqu’à l’hôtel de Dieu, la joie de ma jeunesse » ou « victoire tu régneras, oh croix tu nous sauvera » je trouvais que ça balançait moyen.
Fort heureusement, à cette époque on n’avait pas encore institué à l’école les leçons de musique avec pipeau pour initier les élèves au solfège. Ce qui était quand même un point positif, puisque le pipeau a meurtri les oreilles et dégoûté des générations entières de pratiquer un instrument.
Ah ! « au clair de la lune » ou « frère jacques » par 30 pipeaux pas accordés, quelle souffrance !
On n’avait pas de tourne disque à la maison. Par la suite quand on en a eu un, on possédait tellement peu de disques que j’ai pris « la petite musique de nuit » de Mozart en horreur à force de l’entendre. Les disques étaient en effet un produit de luxe, et de luxe superflu.
Personne ne pratiquait de musique, hormis dans les foyers bourgeois qui disposaient d’un piano chez eux et pouvaient payer des cours particuliers à leurs enfants. Des petits prisonniers des conventions, qui étaient tenus de filer droit et de massacrer allègrement la « lettre à Elise » et la « marche turque ». Un monde étranger pour moi.
La radio diffusait rarement des chansons. Quelquefois des opéras ou des opérettes. Les soirs on écoutait les informations, et les feuilletons : « la famille Duraton », « sur le banc ». Après les repas, des pièces de théâtre classique étaient proposées, jouées avec emphase par des acteurs de la Comédie française. Un poil trop élitiste et culturel pour les enfants qui aiment surtout être dehors, courir et jouer au ballon-prisonnier en poussant des cris.
Le jeudi matin on écoutait une émission produite par " le journal de Mickey" qui était une concession au divertissement pour la nuée innombrable d’enfants qui n’avaient pas école ce jour là.
On l’écoutait avec intérêt, surtout ceux qui lisaient déjà la revue et connaissaient Mickey, Minnie, Pluto, Donald (non pas celui auquel vous pensez !).
Pour le reste, la partie chanson diffusée sur les imposants postes étant limitée à des « vieux » chanteurs - Quand tu as 8 ans tous les chanteurs sont vieux pour toi - Jean Sablon, André Dassary, Luis Mariano, Georges Guétary, Tino Rossi, le comble de la modernité étant les compagnons de la chanson, c’est dire !
Brassens chantait peut-être déjà, mais ses chansons étaient interdites de passage en radio, donc on a mis longtemps à découvrir ses thèmes subversifs et ses gros mots - C’est Mme De Gaulle qui avait décrété l’interdiction sur les ondes de cet énergumène anarchiste et grossier.
L’avantage principal de ces vieux postes massifs c’est qu’on apprenait aussi le nom de villes Européennes exotiques qui étaient marquées sur le panneau avant, pour repérer les fréquences de diffusion : Luxembourg, Beromunster, Bruxelles, Londres… Mais on ne tournait jamais le bouton du poste, ils étaient toujours réglés sur la même fréquence car dans nos régions enclavée dans les montagnes on recevait très peu et très mal le signal audio.
Cependant ces imposants postes, qui trônent toujours pour des raisons décoratives dans nos maisons de campagne, et en témoignage de (l’intense ?) vie médiatique de la première moitié du 20 ème siècle, allaient quand même avoir un rôle important dans la musique live des orchestres débutants, je vous en reparlerai plus loin.
A l’entracte des séances de cinéma « Le Foyer », où mon père m’emmenait le vendredi soir, ils passaient des chansons pour faire patienter le public entre les documentaires, qui étaient suivis des informations fraîches sur la marche du monde, datant de deux mois, et le film principal.
Donc musique obligée entre la première partie et le grand film, mais comme ils ne possédaient que deux disques c’était soit des tangos à l’accordéon soit Fernandel dans sa chanson immortelle « le roi de l’Arène ».
De toute façon, personne n’écoutait et on connaissait les airs par coeur. Pendant l’entracte les enfants allaient acheter des glaces, les papas allaient boire un rouge-limé au café. Puis tout le monde se réinstallait à la fin de la chanson de Fernandel.
Donc un monde sans musique.
Mais j’avais déjà reçu un coup de semonce de la part du merveilleux monde musical, fort derrière la tête et dans les oreilles..
En effet, je devais avoir 9 ou 10 ans, et je NE SAVAIS PAS que j’aimais la musique.
Au cinéma de mon village j’avais été, avec mon père, voir un film musical. C’était un genre cinématographique qui avait marché un temps et qui avait fait des entrées avec des navets dans le genre de « Joselito, l’enfant à la voix d’or » ou Luis Mariano jouant avec Annie Cordy dans un autre navet. Pour le coup Luis Mariano jouant un rôle d’amoureux transi dans le film l’était réellement de la chanteuse Belge dans la vraie vie. Drôle, ne trouvez-vous pas ?
Un film musical donc, dont je n’arrive pas à retrouver le nom, ni à me rappeler l’histoire, mettait en scène une jeune actrice et chanteuse italienne : Caterina Valente. Elle y chantait au cours du scénario dont elle était l’héroïne, des chansons dans des styles musicaux que je n’avais jamais entendus. Plus tard je découvrirai que c’était plutôt Sud-américain et plus précisément Brésilien. Et j’avais trouvé ces musiques tellement belles que je m’étais senti obligé d’aller voir le film à toutes les séances suivantes (gratos dans la cabine du projectionniste qui le tolérait - il y a maintenant prescription pour l’argent qu’il a fait perdre à l’association paroissiale avec ma présence gratuite à ces séances). C’est rétrospectivement que je me suis rendu compte de l’attraction surnaturelle que la musique exercerait sur moi tout le reste de ma vie. Sur le moment j’avais juste trouvé cela magnifique sans savoir pourquoi.
Franchement passer de rien musicalement à la découverte de la samba et de la bossa-nova, il y a pire, non ?
Caterina Valente est toujours en vie, elle a autour de 85 ans, je vous encourage à aller l’écouter sur YouTube. C’est une chanteuse italienne qui a fait une carrière internationale, qui chante dans 8 langues différentes. Une artiste extraordinaire, je vous conseille de regarder le duo qu’elle interprète en live avec Dean Martin pour la chanson « samba de una note so ». Elle joue magnifiquement de la guitare avec les beaux accords typiquement brésiliens (auxquels je ne comprends toujours rien). Je ne la remercierai jamais assez d’avoir joué dans ce film musical ou j’ai découvert, tout petit que J’AIMAIS LA MUSIQUE.
Georges Verat