Tout a commencé samedi en fin de matinée. Je sortais de chez moi pour aller faire quelques courses, caddie à la traîne. A peine avais-je franchi le portillon de la cour de l’immeuble, que je tombais sur un, deux, trois, dix camions de police, garés le long du trottoir, puis de gendarmerie et de CRS de l’autre côté de la place. J’appris par un quidam qu’une manifestation devait se dérouler en début d'après-midi, et passait devant chez moi.
Je n’avais jamais vu de près des forces de sécurité avant une « mission de protection ». C’est impressionnant. Les trottoirs étaient envahis d’une foule dense et noire, noire comme les tenues vestimentaires, rangers, protèges-tibias, gilets renforcés, casques, boucliers et toute la panoplie d’armes défensives urbaines.
Ces policiers étaient réunis par grappes de cinq ou six, aux portes des camions, discutant, blaguant ou, le plus souvent, l’oreille collée à leur portable. Certains se sustentaient, sortant du supermarché, qui avec un paquet de biscuits, qui avec un sandwich, cet autre d’une boulangerie avec un pain au chocolat…
J’espère, pensai-je, qu’ils ont pris un solide petit-déjeuner ce matin ! Une crise d’hypoglycémie en plein cœur d’une manifestation n’est pas très recommandée.
Ils ont des statures de chippendales ! A n’en pas douter, le casting doit être féroce ! Le niveau de testostérone est à son comble !
Quoique, au milieu d’un groupe, j’aperçus une silhouette plus petite que les autres, avec une queue de cheval qui sortait d’un casque. Mais oui ! c’est une femme ! estampillée « gendarmerie ». Je ne savais pas que les femmes pouvaient aller au contact.
Sur le chemin du retour, la tension était montée d’un cran. Les rues avaient été barrées, c’était un concert de klaxons et de manœuvres hasardeuses pour s’échapper du bourbier. Au milieu du carrefour, deux ou trois policiers tentaient de réguler la circulation quand l’un d’entre eux s’écria : "Où sont les ordres ?"
Stupeur ! Il me semble que ce genre de décision devrait être prise avant l’action et pas pendant ! Mais où sont les responsables?
Et puis soudain, une voix, un signal se fit entendre, ils ajustèrent leurs casques, attrapèrent leurs boucliers et descendirent en courant vers le bas de la place.
Moi, j’enfonçai mon bonnet de laine sur la tête, agrippai mon caddie et fis de même.
Ils s’étaient formés en haies infranchissables. Je traversai la place. Il restait trente centimètres de trottoir disponible, le long de la pharmacie. Je les longeai, les frôlai. Je n’étais pas rassurée. Je remontai à toute vitesse la rue Saint Fargeau… bruits de galopades derrière moi… enfin le portail… je tapai fébrilement le digicode et me retrouvai dans la cour… Ouf ! Mon regard se porta sur la botte de poireaux qui dépassait de mon charriot… dérisoire… Mais c’est quand même du bio !!!
Vers 14h30. La manifestation avait démarré depuis moins d’une demi heure, à huit cents mètres de là, lorsque j’entendis le bruit sourd et sec d’une détonation qui claque, suivie d’une deuxième, puis d’une troisième…
C’était déjà l’affrontement à coups de grenades lacrymogènes. Les black blocs avaient infiltré le début de la manif et avaient commencé à casser et à vandaliser.
Au rez-de-chaussée de mon immeuble, ils mirent à sac une agence bancaire. Après avoir brisé les vitres, méthodiquement, calmement, une deuxième ligne de casseurs jeta le contenu des bureaux sur le trottoir, meubles, chaises, téléphones, papiers, enseignes lumineuses et fils électriques arrachés, et une troisième incendia le tout. Les flammes s’élevèrent, léchèrent les troncs d’arbres et partirent en direction de la façade.
Ils prirent des photos des documents au sol, peut-être des numéros de compte bancaires et des noms… Cris, hurlements, chants, slogans s’entremêlaient. Les pompiers finiront par arriver alors qu’il n’y avait plus rien à brûler…
La manifestation n’est jamais arrivée place de la République. Les casseurs ont été contenus dans une bande de cinq cents mètres autour de chez moi, où ils ont tout détruit, non seulement ce qui est le symbole pour eux du capitalisme, à savoir les agences bancaires, les agences immobilières, les grandes enseignes de distribution, mais aussi les vitrines des petits commerçants. Ils ont brulé, dans ce quartier modeste, de nombreux véhicules, dont le camion réfrigéré du petit légumier du coin de la place… Une longue colonne de fumée noire s’était élevée dans le ciel et avait assombri le jour déjà déclinant…
Dimanche matin, comme beaucoup de riverains, je suis allée constater les dégâts. Carcasses de voitures calcinées qui dégageaient une odeur encore âcre. Le théâtre en travaux avait vu son chantier saccagé et pillé, bris de verre partout, magasins éventrés…
Le pire, c’est qu’il n’y a pas de pourquoi, pas de sens, pas d’objectif.
J’ai relevé deux slogans écrits sur les murs, qui résument le dénuement intellectuel de ces individus : « En bande organisée, personne peut nous canaliser » et « On nike tout ».
Cela fait deux ans que, tous les samedis, à Paris, ces destructeurs sévissent, défigurant les uns après les autres les quartiers de la capitale. Samedi prochain, ils recommenceront… Ailleurs… Et comme on est dans une démocratie, même si certains en doute, les préfectures continueront de donner des autorisations de manifester.
Evelyne Chomarat